Très répandu depuis plus de deux ans, soutenu par des accords permettant d'y recourir à 100 % pendant la crise COVID, le télétravail est désormais ancré dans la vie des frontaliers. Quel état des lieux peut-on dresser actuellement ?

Le monde de l'entreprise a ainsi découvert les bons et les moins bons côtés de ce mode de travail qui permet de limiter les déplacements et leurs impacts écologiques, de réduire le trafic routier, d'améliorer le bien-être des salariés. D'un autre côté, le télétravail a aussi eu pour effet de réduire les échanges informels dans l'entreprise, d'isoler certains collaborateurs et de réduire l’efficacité du travail en équipe.

Actuellement, les entreprises sont en pleine réflexion sur la politique plus ou moins flexible qu’elles vont décider d’adopter à long terme. La situation des frontaliers vient encore compliquer la donne.

Que ce soit au niveau fiscal ou sécurité sociale, des discussions ont lieu à différents niveaux de pouvoir qui devraient faire évoluer les règles existantes pour diminuer les freins actuels au développement du télétravail des frontaliers. En attendant ces changements, cela devient compliqué pour les employeurs de se positionner.

Quid en matière fiscale depuis le 1er juillet ?

Depuis le 1er juillet 2022, c’en est fini du télétravail illimité pour les frontaliers. Les accords successifs conclus au niveau fiscal avec les trois pays voisins durant la crise sanitaire ont pris fin le 30 juin 2022.

Cela signifie que, depuis le 1er juillet 2022, les jours de télétravail sont à nouveau comptabilisés et viennent s’ajouter aux autres déplacements professionnels.

Les frontaliers français doivent se limiter à 29 jours par an, les frontaliers belges à 34 jours et les frontaliers allemands à 19 jours, du moins s’ils ne veulent pas payer d’impôts sur le revenu dans leur pays de résidence et donc conserver une imposition 100 % au Luxembourg. Même si on ne commence à compter les jours qu’à partir du 1er juillet 2022, aucun prorata ne doit être effectué. Les frontaliers vont donc bénéficier de ce seuil à 100 % pour les 6 mois restants jusqu’à la fin de l’année.

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La presse s’est fait écho de la polémique concernant le seuil de 34 jours pour les Belges, qui n’est plus tout à fait certain. À ce sujet, la ministre des Finances, Yuriko Backes, a récemment rappelé qu’un accord formel a été trouvé avec la Belgique, en août 2021 lors de la réunion Gaichel, pour relever le seuil de 24 à 34 jours, à partir du 1er janvier 2022. Le projet de loi officialisant cet accord a été approuvé par la Chambre des députés au Grand-Duché, le 17 mai dernier.

Du côté belge, la procédure législative devrait être enclenchée à l’automne. Dès que ce sera voté par le Parlement belge, les 10 jours de tolérance supplémentaires entreront formellement en vigueur, avec effet rétroactif au 1er janvier 2022. L’histoire se répète puisque la même chose s’était produite pour l’accord bilatéral de mars 2015 instituant le seuil des 24 jours, lequel n’a fait l’objet d’un vote par le Parlement en Belgique qu’en octobre 2021. De nouvelles discussions portent actuellement sur la possibilité d'augmenter le quota à 48 jours par an pour les frontaliers belges.

Un autre niveau d’incertitude réside dans la définition faite par les conventions fiscales interétatiques de l’établissement stable qui représente un risque non négligeable pour les entreprises en cas de travail régulier de certains cadres exerçant des fonctions de prise de décision.

Peut-on s’attendre à une évolution pour les frontaliers français et allemands ?

Du côté des frontaliers français, le seuil fiscal reste actuellement à 29 jours. Il devrait néanmoins être porté à 34 jours dans un avenir assez proche. Lors de la 6e commission intergouvernementale pour le renforcement de la coopération transfrontalière du 19 octobre 2021 à Esch- Belval, les deux pays s’étaient en effet mis d’accord pour étudier la question. Lors d’une visite de travail à Paris le 30 août dernier, Xavier Bettel a precisé que les négociations sont toujours en cours et que le sujet sera à l’ordre du jour de la prochaine conférence intergouvernementale qui aura lieu à la fin de cette année.

TOLÉRANCE EN MATIÈRE FISCALE

Côté allemand, en revanche, les choses semblent bien moins avancées, alors que c'est le pays avec la tolérance fiscale la plus basse. La ministre des Finances, Yuriko Backes, a indiqué récemment que le Luxembourg est favorable à la hausse du seuil de tolérance fiscale afin de promouvoir le télétravail des deux côtés de la frontière. Elle a également précisé que des contacts entre autorités luxembourgeoises et allemandes ont eu lieu afin d'initier le processus de négociation dont l’objectif est de signer un avenant à la convention fiscale entre le Luxembourg et l’Allemagne.

Que se passe-t-il si le seuil fiscal vient à être dépassé ?

Si le seuil de tolérance fiscale est dépassé, l’employeur est tenu de mettre en place ce que l’on appelle dans notre jargon, un split fiscal.

Sans entrer dans les détails techniques, l’employeur devra limiter la retenue à la source luxembourgeoise sur le salaire du frontalier aux jours prestés physiquement au Luxembourg et exempter les jours de télétravail (voire potentiellement les autres jours prestés en dehors du Luxembourg). En fonction de la situation, cela peut devenir un véritable casse-tête.

C’est la raison pour laquelle on peut s’attendre à ce que de nombreux employeurs autorisent le télétravail dans les limites du seuil de tolérance fiscale applicable à chaque frontalier.

De quelle manière cette partie du salaire exemptée au Luxembourg sera-t-elle imposée dans le pays de résidence du frontalier ?

En principe(2), la portion de salaire exemptée au Luxembourg du fait du dépassement du seuil fiscal sera imposée via la déclaration fiscale annuelle du frontalier dans son pays de résidence. Le fisc étranger se basera sur le certificat luxembourgeois annuel de rémunération qui comportera une ligne reprenant le montant exempté. Cela s’applique aux frontaliers belges et allemands uniquement.

En effet, pour les frontaliers français, l’employeur est en principe tenu de mettre en place la retenue source en France via le mécanisme du PASRAU, ce qui rend les choses bien plus compliquées en pratique.

La mise en place d’un tel dispositif par les employeurs luxembourgeois soulève de nombreuses difficultés d’ordre pratique et rend la gestion d’un tel split fiscal quasiment impossible, en tout cas si l’employeur doit gérer un nombre important de salariés dans cette situation.

La situation est-elle la même en matière de sécurité sociale ?

Non, la situation en matière de sécurité sociale n’est pas du tout la même qu’en matière fiscale.

Pour rappel, sur base de la réglementation européenne(3), les frontaliers sont soumis à la législation luxembourgeoise de sécurité sociale s’ils travaillent moins de 25 % dans leur pays de résidence.

Le télétravail forcé dû à la pandémie COVID-19 aurait d’office fait basculer les frontaliers sous le régime de sécurité sociale de leur pays de résidence si des mesures dérogatoires n’avaient pas été adoptées.

Pour éviter que les frontaliers ne changent de régime de sécurité sociale, les pays voisins ont accepté de suivre les mesures dérogatoires pour cause de force majeure préconisées par la Commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale(4). Ils ont ainsi consenti à geler le calcul des jours de télétravail liés à la crise COVID.

Ces mesures exceptionnelles liées à la crise COVID, renouvelées à plusieurs reprises, ont officiellement pris fin le 30 juin dernier, étant donné que la pandémie ne constitue plus une situation de force majeure justifiant de suspendre le fonctionnement habituel des règles européennes. En d’autres mots, la force majeure n’est plus une base juridique valable depuis le 1er juillet 2022.

À partir du 1er juillet, le calcul des jours de télétravail était donc censé reprendre ainsi que l’accomplissement des formalités obligatoires liées à la pluriactivité(5). Il ne faut en effet pas oublier que le télétravail effectué par un frontalier est une activité exercée en dehors du territoire luxembourgeois, qui doit être déclarée en tant que telle.

TOLÉRANCE EN MATIÈRE DE SÉCURITÉ SOCIALE

Etant donné que le télétravail s’impose désormais dans la plupart des entreprises, la Commission administrative a considéré qu’il était nécessaire d'évaluer comment le cadre juridique actuel doit être interprété dans des circonstances de travail normales (non liées à la pandémie). Elle a donc instauré une nouvelle période transitoire de 6 mois allant du 1er juillet au 31 décembre 2022 afin de permettre à tous les acteurs concernés (employeurs, salariés, travailleurs indépendants et administrations) de s’organiser de manière adéquate.

Le but est de se mettre d’accord sur une approche plus flexible pour s’adapter au nouveau monde du travail post-COVID. La Commission administrative propose de différencier le télétravail temporaire (fermeture des bureaux pendant la durée des travaux de rénovation, période de télétravail continue sur plusieurs semaines afin de permettre au salarié de se concentrer sur un projet spécifique ou toute autre situation comparable) et le télétravail exercé de manière normale et habituelle.

D’autres solutions sont également envisagées sous la forme d’accords entre deux ou plusieurs États membres qui pourraient déroger à la réglementation européenne actuelle (notamment, à la règle des 25 %). Les États membres doivent se prononcer sur ces propositions dans les semaines/ mois à venir. Il s’agit donc d’une affaire à suivre.

Est-il plus difficile de déployer le télétravail au Luxembourg qu’ailleurs ?

Avant la crise sanitaire, le débat sur les freins au télétravail était déjà bien présent. Les contraintes en matière fiscale et de sécurité sociale continuent à ralentir le développement du télétravail pour les frontaliers qui représentent presque 50 % de la population active.

La mise en place de la retenue de l’impôt à la source en France entraîne un niveau de complexité difficilement gérable pour les employeurs luxembourgeois. Outre la retenue à la source luxembourgeoise, les employeurs doivent également prélever l’impôt dû en France au moyen du dispositif PASRAU, particulièrement complexe à mettre en oeuvre si cela concerne un grand nombre de salariés qui télétravaillent de manière variable de mois en mois. Une simplification de la procédure serait la bienvenue.

Un autre niveau d’incertitude réside dans la définition faite par les conventions fiscales interétatiques de l’établissement stable qui représente un risque non négligeable pour les entreprises en cas de travail régulier de certains cadres exerçant des fonctions de prise de décision. Si un établissement stable devait en résulter dans le pays de résidence de ces cadres, la société serait contrainte de répartir ses bénéfices entre le Luxembourg et les pays concernés.

À quelle autre évolution peut-on s’attendre ?

Le cadre réglementaire va nécessairement devoir évoluer pour s’adapter au nouveau paradigme que constitue le développement du télétravail.

Dans un avis adopté lors de sa session plénière de juillet 2022(7), le Comité Économique et Social Européen (CESE) a déclaré que les règles fiscales relatives au télétravail transfrontalier doivent être actualisées et simplifiées. Il demande aux États membres et à la Commission européenne de continuer à travailler ensemble pour trouver des solutions. Une option serait que les États membres conviennent de ne taxer le salarié que si l’activité dans le pays de résidence dépasse 96 jours par année civile.

Le Comité encourage également la Commission européenne à examiner la possibilité d'un guichet unique, comme pour la TVA. L'idée est qu'un employeur déclarerait le nombre de jours travaillés par les télétravailleurs dans leur pays de résidence et dans le pays où se trouve l'employeur. Grâce à ces informations, les autorités fiscales seraient en mesure d'évaluer dans quel pays le revenu serait imposable, ou quelle partie du revenu serait imposable dans chaque pays.

Janique Bultot Partner Baker Tilly Luxembourg
Janique Bultot Partner Baker Tilly Luxembourg

(1) Application rétroactive au 01.01.2022 dès le vote par le Parlement belge du projet de loi qui doit entériner l’accord bilatéral.

(2) Si l’employeur dispose d’un établissement stable dans le pays de résidence du frontalier, une retenue à la source sera en principe obligatoire.

(3) Règlement (CE) n° 883/2004 du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, tel que modifié par le règlement (CE) n° 988/2009.

(4) Instituée auprès de la Commission européenne.

(5) Demande de la DLA – Décision de Législation Applicable – à l’autorité compétente du pays de résidence et émission du certificat A1 de pluriactivité par le CCSS.

(6) Article 14, §10 du règlement (CE) n° 987/2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale.

(7) https://www.eesc.europa.eu/en/news-media/news/taxation-rules-cross-border-teleworkingmust- be-updated-and-simplified

tilly

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